Une divinité essentielle mais méconnue
Nous allons parler d’un dieu très peu connu du grand public (à raison) et qui est pourtant un élément central de la mythologie d’un peuple : les Hittites. Son mythe est intéressant car il montre les connexions culturelles qui se font entre les peuples (de la Mésopotamie à Rome). Télipinu est un dieu de l’orage et de la végétation, fils du dieu Teshub et de la déesse mère. Son nom est composé de tili, qui veut dire fort, vigoureux, et de pinu, qui veut dire enfant. Ses compétences concernent en grande partie l’entretient de l’agriculture et particulièrement de la culture des céréales. Allié avec la déesse soleil d’Arinna, il peut donc faire pousser des plantes dans le sol fertilisé. De plus, il manie les outils ce qui fait de lui le dieu des techniques agricoles et des artisans. Il est aussi le dieu de l’irrigation.
Il possède aussi d’autres fonctions, comme la fonction royale et la fonction de fondateur. Il est le protecteur du royaume et donne toute sa légitimité au couple royal, ce qui permet de faire fonctionner correctement le pays. Il donne la victoire au roi dans ses conquêtes et protège éternellement le royaume.
Le dieu est marié à une divinité nommée Hatépinu. Son nom est formé de hate et de pinu qui veut dire « enfant ». Elle incarne les eaux courantes et est la fille de l’océan. Avant son mariage avec Télipinu, elle vivait d’ailleurs sous la mer. Comme son mari, elle appartient à la catégorie des divinités souterraines.
Les Hittites et les sources
Les Hittites sont un peuple indo-européen qui a voyagé jusqu’à venir s’installer au Proche-Orient. Ils sont alors entrés en contact avec de nombreux peuples et cet aspect est très important. Il faut bien comprendre que la religion des Hittites est un système qui a une base propre aux hittites, mais qui accepte également des dieux et mythes provenant d’autres peuples qu’ils ont assimilés ou conquis (à l’image des Romains). Nous pouvons par exemple citer les Hourrites, les Hattis, les Assyriens et les Mésopotamiens. La capitale de l’empire hittite est Hattusha (Hattusa), dont les ruines ont été découvertes par les archéologues dès le XIXème siècle.
Il existe deux types de sources principales concernant l’étude religieuse des civilisations antiques : les sources archéologiques et les sources littéraires (écrites). Les sources archéologiques représentant Télipinu sont inexistantes. Et pourtant, plusieurs hypothèses ont été formulées par l’hittitologue M. Mazoyer au sujet du rhyton de Schimmel qui pourrait représenter le dieu (cependant ces idées ont été contredites à plusieurs reprises) et nous connaissons un relief représentant le dieu aux côtés de la déesse soleil d’Arinna dans la citadelle sud d’Hattusha. Cependant, aucune autre source ne semble avoir survécu aux affres du temps.

Fort heureusement pour notre connaissance de Télipinu, les sources littéraires comblent ce manque. Ce personnage est l’objet d’un récit qui lui est directement consacré, appelé le Mythe de Télipinu ou La Disparition de Télipinu. La tradition veut que ce mythe ne soit pas d’origine hittite, mais qu’il résulte d’un empreint fait à des populations d’Anatolie plus anciennes, peut être les Hourrites. Les Hittites l’ont ensuite adopté et ont fait de lui l’un de leurs principaux dieux, lui ajoutant des fonctions divines. Ce mythe nous est parvenu sous trois versions, dont la plus ancienne est composée à l’époque du roi Télipinu (1550-1530 av. J.-C.). Nous avons retrouvé la plupart des copies du mythe lors des fouilles de Hattusha : elles faisaient probablement partie de la « bibliothèque » d’Hattusha, un lieu énigmatique comportant de très nombreux textes.
C’est l’un des mythes les mieux conservés et l’un des plus complets que nous ayons pu récupérer. Des trois versions existantes, la première reste la plus étayée, mais il est néanmoins nécessaire de prendre en compte les trois versions afin de mieux confondre certains passages clés. La forme du texte est intéressante, car le mythe est entrecoupé de passages rituels, comme si le récit devait servir directement de base à l’organisation des rituels hittites. Le mythe fait partie d’un ensemble de récits à propos de dieux fugueurs, dont la portée symbolique est toujours liée à l’histoire de l’empire. Nous possédons également des informations sur le dieu et sa femme grâce à un autre récit, Le mythe de Télipinu et de la fille de l’Océan. Ce récit nous présente notamment le mariage entre les deux divinités.
Le mythe de la disparition de Télipinu
Voici une synthèse des trois versions du mythe, reprenant l’essentiel des informations nécessaires à la compréhension de la légende. Le récit s’ouvre sur le tableau d’une catastrophe : le désordre règne dans les foyers des hommes et sur les autels des dieux ; les montagnes et les pâtures se sont asséchées ; les sources se sont taries ; les hommes et les dieux meurent de faim et de soif. La cause de ce cataclysme est le départ de Télipinu. Il est parti car il a constaté une négligence de son culte par les Hittites. Télipinu a emporté avec lui tout ce qui pouvait assurer la prospérité du pays. Il décide dont de s’aliéner contre ce qu’il doit protéger, c’est-à-dire les Hommes. Quand le dieu de l’orage Teshub s’aperçoit de la disparition de son fils, tous les mille dieux hittites se lancent à sa recherche, mais en vain. Les dieux envoient même un aigle aux yeux affutés en reconnaissance aérienne, mais celui-ci ne trouve rien. La déesse mère Hannahanna décide alors d’envoyer une abeille à la recherche de Télipinu. Après avoir sondé les montagnes, les vallées et la mer, l’abeille retrouve finalement Télipinu, endormi au milieu d’une forêt, près de la ville de Lihzina. Mais quand elle le pique, celui-ci se met en colère. Furieux, Télipinu frappe des villes, des maisons, tue des hommes et du bétail. C’est un désastre !
Deux versions sont alors possibles : dans la première, l’abeille applique une cire apaisante sur la plaie du dieu qui se calme. Les Hommes reprennent leur culte, et Télipinu rentre au pays.
Dans la seconde, la magicienne divine Kamrusepa est appelée par les dieux pour l’apaiser. Usant de formules magiques et grâce aux pratiques rituelles des Hommes, elle délivre Télipinu de ses colères et restaure l’amour du dieu pour l’humanité. La description de rituels magiques est scandée par un vœu : la colère de Télipinu doit non seulement quitter son corps, mais aussi le monde des Hommes ; elle doit rester enfouie sous terre, scellée à jamais dans des cuves en bronze aux couvercles de fer (cela peut rappeler la boîte de Pandore). Télipinu retourne alors dans son temple, restaure l’autel sacrificiel, et la terre retrouve la fertilité. Télipinu s’occupe du roi et de la reine, leur garantissant prospérité et longévité. Le récit se finit sur l’image de Télipinu, se tenant devant un chêne vert. Sur cet arbre est suspendue une gibecière, un sac en peau de mouton (qui peut être comparée à l’égide grecque). La gibecière contient tout ce qui peut garantir le bien-être du royaume : la fécondité, la longévité, l’abondance et les pouvoirs du roi. Alors, Télipinu revient avec une personnalité modifiée et dotée d’une nouvelle fonction, celle de fondateur. Il fournit la vie et la force au couple royal, rétablit le culte et le pouvoir royal.

Bibliographie
- Freu Jacques, Mazoyer Michel, Les Hittites et leur histoire, Tomes 1 à 4, Paris, L’Harmattan, 2007.
- Gonnet Hatice, « Dieux fugueurs, dieux captés chez les Hittites », dans Revue de l’histoire des religions, tome 205, n°4, 1988
- Güterbrock Hans Gustav, « Hittite Mythology », dans Mythologies of the Ancient World, New York, Doubleday,1961.
- Hoffner Harry Angier, Jr (tradution), Hittite Myths : Second Edition Revised and Augmented, Writings from the Ancient World 2, Atlanta, Scholars Press, 1998
- Mazoyer Michel, Télipinu, le dieu au marécage : essai sur les mythes fondateurs du royaume hittite, Paris, L’Harmattan, 2003
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